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Droit des successions

Succession : un époux peut disposer seul de l’usufruit d’un bien propre constituant le domicile conjugal

Cass. civ 2e, 22 juin 2022, n°20-20.387

Liquidation et partage de régime matrimonial, Liquidation et partage de successions

Enseignement de l'arrêt

La protection du logement de la famille existe exclusivement pendant l’union maritale et non après. Un époux peut établir une donation de la nue-propriété d’un bien propre constituant le logement de la famille dès lors qu’il conserve l’usufruit. La donation ne porte pas atteinte à l’usage et à la jouissance du logement familial par le conjoint pendant le mariage.

La protection du logement de la famille

Cadre légal

Le principe de protection

Il est expressément prévu dans le régime matrimonial primaire, applicable à tous les époux quelle que soit leur régime matrimonial, que le logement de la famille bénéficie d’une protection toute particulière.

Ce principe est défini à l’article 215 du code civil :

« Les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie.

La résidence de la famille est au lieu qu’ils choisissent d’un commun accord.

Les époux ne peuvent l’un sans l’autre disposer des droits par lesquels est assuré le logement de la famille, ni des meubles meublants dont il est garni. Celui des deux qui n’a pas donné son consentement à l’acte peut en demander l’annulation : l’action en nullité lui est ouverte dans l’année à partir du jour où il a eu connaissance de l’acte, sans pouvoir jamais être intentée plus d’un an après que le régime matrimonial s’est dissous. »

Ainsi, quel que soit leur régime matrimonial, les époux doivent décider ensemble de tous les actes qui risquent de priver la famille de sa résidence principale  : vente, location, échange, hypothèque, donation, apport en société, partage et licitation, etc.

Les biens protégés

Cette règle s’applique :

  • même si le logement familial appartient à un seul époux : celui qui en est propriétaire à titre personnel ne peut pas le vendre sans l’accord de son conjoint ;
  • y compris si les époux sont en train de divorcer. S’ils vivent séparément, la résidence de la famille reste celle que les époux avaient choisie d’un commun accord avant leur séparation.

L’époux qui n’a pas consenti à l’acte peut le faire annuler s’il justifie d’un intérêt actuel.

Mais cette règle, qui procède de l’obligation de communauté de vie des époux, ne protège le logement familial que pendant le mariage.

La période de protection

Les dispositions de l’article 215 du code civil protègent le logement de la famille uniquement pendant le mariage. La protection prend donc fin au décès de l’un des époux (C. civ. art. 227).

Article 227 du code civil :

« Le mariage se dissout :

1° Par la mort de l’un des époux ;

2° Par le divorce légalement prononcé. »

Débat doctrinal

Il existait un débat doctrinal concernant la possibilité pour l’époux propriétaire de donner seul la nue-propriété du logement de la famille.

Une partie de la doctrine considérait qu’il fallait regarder les conséquences de l’acte : l’article 215 du code civil ne joue pas dès lors que la donation ou la vente du logement de la famille était assortie d’une réversion d’usufruit au profit du conjoint. Cette réversion étant de nature à assurer la protection du logement de la famille.

D’autres préconisaient de ne pas réaliser de tels actes estimant qu’ils encouraient la nullité : en vertu de l’article 215 du code civil, tous les actes réalisés durant le mariage qui aurait pour effet à terme l’éviction du logement doivent être conclus avec l’accord du conjoint.

La Cour de cassation avait tranché la question une fois, mais dans un cas très singulier puisque l’époux, seul propriétaire, avait cédé le logement de la famille, s’en réservant pour lui seul l’usufruit seulement 4 jours avant son décès. La cour de cassation avait confirmé la nullité de cet acte en raison de la fraude qui l’entourait (C. civ. 1, 16 juin 1992, n° 89-17305).

Au-delà de la spécificité de ce dossier, la cour ne s’était en tous cas pas prononcée directement sur l’application de l’article 215 du code civil dans le cas de figure de la donation de la nue-propriété dans laquelle l’époux conserve seul l’usufruit.

Apport de l’arrêt du 22 juin 2022

Faits de l’espèce

Par acte du 8 mars 2012, un époux marié en 2003, sans contrat préalable et donc sous le régime de la communauté réduite aux acquêts, a consenti à ses deux enfants issus d’un précédent mariage, une donation portant sur la nue-propriété de biens immobiliers propres, dont l’un constituait le logement de la famille, en stipulant une réserve d’usufruit à son seul profit. 

L’époux  est décédé le 5 février 2013, au cours de l’instance en divorce engagée par son épouse.

L’usufruit prend donc fin et consécutivement, le logement familial ne fait plus partie de la succession.

L’épouse assigne les enfants de son époux, sur le fondement de l’article 215, alinéa 3, du code civil, en annulation de la donation, son consentement n’ayant pas été requis.

Par arrêt du 15 février 2018, la Cour d’appel de Papeete donne gain de cause à l’épouse. La donation est annulée.

Par arrêt du 22 mai 2019 (1re Civ., 22 mai 2019, pourvoi n° 18-16.666), la Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel avec la motivation suivante :

« Vu l’article 215, alinéa 3, du code civil ;

Attendu que, selon ce texte, les époux ne peuvent l’un sans l’autre disposer des droits par lesquels est assuré le logement de la famille ; que cette règle, qui procède de l’obligation de communauté de vie des époux, ne protège le logement familial que pendant le mariage ;

Attendu que, pour accueillir la demande de Mme S…, après avoir relevé que le décès de V… D… a mis fin à l’usufruit, l’arrêt retient que l’acte de donation du 8 mars 2012 constitue un acte de disposition des droits par lesquels est assuré le logement de la famille au sens de l’article 215, alinéa 3, et en déduit que l’absence de mention du consentement de l’épouse dans l’acte authentique justifie son annulation ;

Qu’en statuant ainsi, alors que la donation litigieuse n’avait pas porté atteinte à l’usage et à la jouissance du logement familial par Mme S… pendant le mariage, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; »

La Cour de Papeete est donc de nouveau appelé à statuer (avec des juges différents), sur renvoi après cassation, dans un arrêt du 18 juin 2020 et….. elle annule de nouveau la donation.

Les enfants de l’époux se pourvoient une nouvelle fois en cassation et développent les moyens suivants :

« la règle posée par l’article 215, alinéa 3, du code civil ne protège le logement familial que pendant le mariage ; qu’en annulant la donation consentie par [P] [S] le 8 mars 2012, au motif inopérant que Mme [T] occupait le domicile conjugal à cette date, cependant qu’elle constatait que l’acte de donation ne portait que sur la nue-propriété de l’immeuble et non sur l’usufruit que s’était réservé [P] [S], ce dont il résultait nécessairement que la donation litigieuse n’avait pas porté atteinte à l’usage et à la jouissance du logement familial par Mme [T] pendant le mariage comme l’avait du reste expressément constaté la Cour de cassation dans son arrêt du 22 mai 2019 la désignant comme juridiction de renvoi, la cour d’appel de Papeete n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l’article 215, alinéa 3, du code civil. »

Position de la Cour de cassation

La Cour de cassation rappelle les dispositions de l’article 215 alinéa 3 du code civil et conclut de manière identique à son précédent arrêt de 2019 :

« Vu l’article 215, alinéa 3, du code civil : 

5. Selon ce texte, les époux ne peuvent l’un sans l’autre disposer des droits par lesquels est assuré le logement de la famille. 

6. Cette règle, qui procède de l’obligation de communauté de vie des époux, ne protège le logement familial que pendant le mariage

7. Pour accueillir la demande de Mme [T], après avoir relevé que celle-ci a la qualité de conjoint successible, au sens de l’article 757 du code civil, et que cette qualité ne peut dépendre des agissements d’un époux à l’encontre de l’autre, mais uniquement de la loi et du régime matrimonial, l’arrêt retient que l’acte de donation du 8 mars 2012 a porté atteinte à l’usage et la jouissance du logement familial par Mme [T], de sorte que l’absence de mention du consentement de l’épouse dans l’acte justifie son annulation. 

8. En statuant ainsi, alors que la donation litigieuse n’avait pas porté atteinte à l’usage et à la jouissance du logement familial par Mme [T] pendant le mariage, la cour d’appel a violé le texte susvisé »

Critiques de l’arrêt

D’un point de vue strictement juridique, la lettre de la loi semble respectée. Cependant, la Cour de cassation retient tout de même une conception restrictive de la protection du logement de la famille, en la limitant au strict temps de l’union maritale.

Cette nouvelle jurisprudence est sévère pour le conjoint survivant, qui se voit privé de tout droit sur le logement familial dès le jour du décès de son époux, l’usufruit réservé par ce dernier à son seul profit disparaissant avec lui. Une sévérité d’autant plus grande que, le logement ne faisant plus partie de la succession du donateur, son conjoint survivant ne peut pas se voir accorder de droit au logement, que ce soit à titre temporaire (C. civ. art. 763 du code civil) ou viager (C. civ. art. 764 du code civil).

« Si, à l’époque du décès, le conjoint successible occupe effectivement, à titre d’habitation principale, un logement appartenant aux époux ou dépendant totalement de la succession, il a de plein droit, pendant une année, la jouissance gratuite de ce logement, ainsi que du mobilier, compris dans la succession, qui le garnit.

Si son habitation était assurée au moyen d’un bail à loyer ou d’un logement appartenant pour partie indivise au défunt, les loyers ou l’indemnité d’occupation lui en seront remboursés par la succession pendant l’année, au fur et à mesure de leur acquittement.

Les droits prévus au présent article sont réputés effets directs du mariage et non droits successoraux.

Le présent article est d’ordre public

« Sauf volonté contraire du défunt exprimée dans les conditions de l’article 971, le conjoint successible qui occupait effectivement, à l’époque du décès, à titre d’habitation principale, un logement appartenant aux époux ou dépendant totalement de la succession, a sur ce logement, jusqu’à son décès, un droit d’habitation et un droit d’usage sur le mobilier, compris dans la succession, le garnissant.

La privation de ces droits d’habitation et d’usage exprimée par le défunt dans les conditions mentionnées au premier alinéa est sans incidence sur les droits d’usufruit que le conjoint recueille en vertu de la loi ou d’une libéralité, qui continuent à obéir à leurs règles propres.

Ces droits d’habitation et d’usage s’exercent dans les conditions prévues aux articles 627631634 et 635.

Le conjoint, les autres héritiers ou l’un d’eux peuvent exiger qu’il soit dressé un inventaire des meubles et un état de l’immeuble soumis aux droits d’usage et d’habitation.

Par dérogation aux articles 631 et 634, lorsque la situation du conjoint fait que le logement grevé du droit d’habitation n’est plus adapté à ses besoins, le conjoint ou son représentant peut le louer à usage autre que commercial ou agricole afin de dégager les ressources nécessaires à de nouvelles conditions d’hébergement ».

En savoir plus sur le droit au logement relatif à l'ancien domicile conjugal

La seule chose qui compte pour la Cour de cassation est que la jouissance du logement familial ait été assurée pendant toute la durée du mariage, celui-ci ayant pris fin avec le décès de l’époux donateur.

Ainsi, cette position ne permet pas d’assurer l’application du droit temporaire au profit du conjoint survivant, droit pourtant d’ordre public (!) auquel l’époux ne peut normalement pas déroger même par voie testamentaire authentique. Elle permet également de se dispenser du recours au testament authentique pour priver le conjoint de son droit viager.

La position de la cour de cassation permet donc  à un époux de passer outre cette règle en donnant la nue-propriété de son bien, même s’il constitue le domicile conjugal, à ses enfants, qui pourront chasser leur belle-mère ou leur beau-père du bien dès le lendemain du décès de leur parent.

Si au contraire, l’époux souhaite anticiper la transmission de son patrimoine propre à ses enfants, tout en protégeant son conjoint, il peut alors établir une donation de nue-propriété à ses enfants en prévoyant une réversion d’usufruit, même temporaire, à son conjoint.

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