Jurisprudences
Divorce – violences psychologiques – contrôle coercitif
Tribunal judicaire de Sens – Ordonnance de référé du 17.12.2024
Unions (mariage / pacs / concubinage), Divorce – Séparation de corps
Enseignement de l'arrêt
L’instrumentalisation de la justice dans le cadre de l’exercice d’un contrôle coercitif à l’encontre de son ex-épouse peut donner lieu à une condamnation au paiement de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par la procédure jugée abusive.
Rappel du cadre légal : naissance et reconnaissance de la notion de contrôle coercitif en droit français
Une reconnaissance communautaire et européenne…
La notion de contrôle coercitif est d’abord apparue en droit européen et en droit communautaire.
Dans un arrêt de 2021 la Cour européenne des droits de l’homme souligne la nécessité pour les États membres d’introduire « une définition juridique de la violence domestique suffisamment complète pour couvrir les actes de violence sous diverses formes, y compris la violence physique, sexuelle, psychologique ou économique, les manifestations de comportement contrôlant et coercitif, la traque et le harcèlement » (Cour Européenne des Droits de l’Homme, 14 décembre 2021 n°55974/16 Tunikova c/Russie). Le Parlement européen évoque quant à lui dans sa résolution sur les conséquences des violences conjugales le fait que les victimes de violences intrafamiliales font « l’objet d’un contrôle coercitif de la part de leur agresseur, caractérisé par l’intimidation, le contrôle, l’isolement et les mauvais traitements » (Parlement européen ( Assemblée plénière – résolution 2019/266).
…. puis nationale !
En France, la notion de contrôle coercitif a été mise en lumière par le rapport parlementaire Rouge vif remis le 22 mai 2023, fruit du travail de la sénatrice Dominique Vérien et de la députée Emilie Chandler.
Ce rapport souligne la nécessité de tenir compte de cette notion dans les éléments de définition qui peuvent composer les violences conjugales. Le rapport s’interroge également sur l’opportunité de l’ériger en infraction.
Cette demande a été entendue par les juridictions qui se sont saisies de la notion dès 2024. Cinq arrêts rendus par la Cour d’appel de Poitiers ont consacrés la notion de contrôle coercitif comme un moyen permettant d’établir l’existence de violences conjugales.
Plus spécifiquement, la Cour d’appel de Poitiers avait été saisie, sur le fondement d’infractions relatives aux violences conjugales, de cinq affaires qui ont été volontairement évoquées à la même audience de jugement et de délibéré. Les infractions poursuivies étaient relatives à des faits de harcèlement par conjoint, de menaces de mort, de violences par conjoint…
La chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Poitiers a rendu le 31 janvier 2024, cinq arrêts en développant une motivation volontairement rédigée de manière identique, dans un objectif de sensibilisation et de pédagogie.
« La cour analyse l’ensemble de ces faits comme la mise en place d’un contrôle coercitif sur la personne de Mme [.], dans lequel les infractions pénales de harcèlement ou de menaces de mort se contextualisent.
Les agissements de M. [.] sont divers et cumulés. Pris isolément, ils peuvent être relativisés. Identifiés, listés et mis en cohérence, ils forment un ensemble : les outils du contrôle coercitif. Ils visent à piéger sa femme dans une relation où elle doit obéissance et soumission à un individu qui s’érige en maître du domicile et du fonctionnement familial.
Ces actes ne peuvent pas s’expliquer que comme le résultat d’inconduites individuelles : frustration, colère, alcoolisation, désocialisation, déséquilibre psychologique ou maladie mentale, manque de maîtrise des émotions. Ils s’inscrivent dans un mécanisme collectif et historique d’inégalités structurelles entre les femmes et les hommes et leurs manifestations dans le couple et la famille. Les violences faites aux femmes s’adossent à un système de pensée, de représentations qui encadrent les conduites humaines, masculines comme féminines.
La violence intrafamiliale doit être alors analysée comme une forme de violence sociale. Le cadre est l’affirmation du pouvoir sur l’autre. Le principe est la domination. Les moyens sont les tactiques diverses et cumulées. Le tout vise à contrôler, minorer, isoler, dévaloriser, capter, fatiguer, dénigrer, contraindre.
La stratégie de l’auteur est fondée sur la micro-régulation du quotidien de la femme, par une série d’actes repérables dans les procédures judiciaires. La violence physique n’est que la partie la plus visible de cet échafaudage de comportements. Le contrôle coercitif est permanent et cumulatif. Ce schéma de conduite calculé est déployé pour contrôler la vie des femmes. Il fait peser un danger sur la femme et un risque indissociable sur l’intégrité psychologique et physique des enfants ».
Les manœuvres délibérées et répétées de déstabilisation psychologique, sociale et physique ont pour effet de diminuer la capacité d’action de la victime et de générer un état de vulnérabilité ou de sujétion. Les conséquences en sont le psycho-traumatisme, le mal développement ou la carence et donc le dommage moral. Elles aboutissent à une altération de la santé de la femme, notamment en la contraignant à vivre dans un climat de crainte pour sa sécurité et où (sic) celle de ses enfants, auquel elle s’adapte constamment.
Le contrôle coercitif est une atteinte aux droits humains, en ce qu’il empêche les victimes de jouir de leurs droits fondamentaux comme la liberté d’aller et venir, de s’exprimer, de penser, d’entretenir des liens familiaux. » (CA Poitiers chambre correctionnelle – 31 janvier 2024)
Ces arrêts permettent ainsi à la notion de contrôle coercitif de devenir un outil d’appréciation très précieux de faits de violences conjugales et intrafamiliales qui aide à qualifier une infraction, lorsque les faits pris isolément, n’auraient probablement pas conduit à la reconnaissance de l’infraction reprochée.
Ce raisonnement a été repris depuis par les Cours d’appel de Douai (11 avril 2024 RG n°23/5116 – 23 mai 2024 RG n°22/590) et de Paris (24 avril 2024 RG n°23/17862), ainsi que par bon nombre de juridictions de première instance comme ce fût le cas dans l’ordonnance prononcée par le président du tribunal judiciaire de Sens, le 17 décembre 2024.
Application concrète : la preuve d’une souplesse salutaire de la notion de contrôle coercitif
Faits de l’espèce
En l’espèce des époux divorcent le 14 juin 2010.
Depuis, ils poursuivent épisodiquement leur relation.
Entre 2021 et 2023, l’époux verse différentes sommes au bénéfice de son ex-épouse.
Le 3 septembre 2024, il l’assigne en référé sur le fondement de l’article 835 alinéa 2 du Code de procédure civile, aux fins de condamnation du paiement d’une provision de 38.650€, correspondant aux sommes versées entre le mois d’octobre 2023 et janvier 2024, ainsi qu’au paiement d’une somme de 1.500€ au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Article 835 al.2 du code de procédure civile :
« Dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, ils peuvent accorder une provision au créancier, ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire. »
L’ex-époux considère que les sommes versées à son ex-épouse étaient des prêts et sollicite aujourd’hui leur remboursement.
Dans ses conclusions l’ex-épouse conteste la compétence de la juridiction saisie en raison de l’existence de contestations réelles et sérieuses sur la nature des versements.
Elle sollicite en outre une demande de condamnation au paiement de 3.000€ au titre du préjudice moral résultant de la procédure abusive ainsi qu’au paiement de 2.500€ au titre des frais irrépétibles.
L’ex-époux considère quant à lui que la qualification de « prêts » de ces versements ne fait aucun doute.
Apport de l’ordonnance en référé
En outre et c’est le point qui nous intéresse plus particulièrement, le Président du Tribunal judiciaire de Sens considère que :
« il ressort des échanges produits que M. X tente d’exercer à l’égard de Mme Y depuis leur rupture, une forme d’emprise par le biais de versements financiers, d’insultes, de chantage au suicide et de menaces, revêtant la forme d’un contrôle coercitif.
Ce contrôle se caractérise par des manœuvres délibérées et répétées de déstabilisation psychologique, sociale et physique lesquelles ont pour effet de diminuer la capacité d’action de la victime et de générer un état de vulnérabilité ou de sujétion.
Elles aboutissent à une altération de la santé de la femme, notamment en la contraignant à vivre dans un climat de crainte pour sa sécurité, et à adapter une attitude d’adaptation constante.
L’introduction de la présente procédure s’inscrit dans ce contexte de violences insidieuses dont fait preuve M. X et revêt par conséquent un caractère abusif, lequel est de nature à causer un préjudice à la défense (…) ».
Ainsi, en reconnaissant le préjudice moral issu du contrôle coercitif exercé par l’ex-époux, réalisé en partie en instrumentalisant la justice, le Président du Tribunal judiciaire de Sens a condamné l’époux au paiement de 3.000€ de dommages et intérêts, ainsi qu’aux entiers dépens et au paiement de 2.500€ au titre des frais irrépétibles non-compris dans les dépens.
Une décision louable en ce qu’elle est la démonstration de la volonté des magistrats de tenir compte de l’évolution sociétale dans la reconnaissance des faits de violences conjugales, et pour l’exemple concret qu’elle offre de l’application d’un concept juridique tel que le contrôle coercitif.
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