Jurisprudences
Autorisation de vendre les parts qu’un enfant mineur détient dans des biens immobiliers situés dans un pays membre de l’UE
CJUE, Arrêt de la Cour, E.M.A. e.a., 06/03/2025, C-395/23
Droit international privé de la famille
Enseignement de l'arrêt
L’autorisation judiciaire de vendre les parts détient dans un autre État membre relève de la matière de la responsabilité parentale et donc du règlement Bruxelles II ter.
Dans le dossier étudié par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), deux enfants mineurs de nationalité russe, dont la résidence habituelle est en Allemagne, héritent de trois biens immobiliers situés en Bulgarie après le décès de leur père.
Rappel du cadre légal
En droit international privé, la multiplication des sources (lois nationales, conventions internationales, règlements européens, jurisprudence, etc.) complexifie leur mise en application et la conciliation de leurs stipulations et rend nécessaire la consultation d’avocats spécialisés en droit international privé de la famille pour toute opération transfrontalière.
Lorsqu’une situation présente un élément d’extranéité, c’est-à-dire lorsqu’elle met en présence plusieurs ordres juridiques nationaux, il convient systématiquement de rechercher si les pays concernés sont liés par les instruments bilatéraux (conventions entre deux États) et multilatéraux (conventions impliquant plusieurs États, souvent sous l’égide d’organisations telles que la Conférence de La Haye de droit international privé).
Droit international
Le traité entre l’Union des républiques socialistes soviétiques et la République populaire de Bulgarie relatif à l’entraide judiciaire en matière civile, familiale et pénale, signé à Moscou le 19 février 1975 prévoit en son article 25 :
« 1. Les relations juridiques entre parents et enfants sont régies par la législation de la Partie contractante sur le territoire de laquelle ils ont leur domicile commun. […] En ce qui concerne les relations juridiques visées aux paragraphes 1, 2, 3, 4 et 5 sont compétents les organes judiciaires de la Partie contractante dont l’enfant est ressortissant ou sur le territoire de laquelle l’enfant à son domicile ou sa résidence ».
L’article 30, paragraphe 2, du traité russo-bulgare stipule que la forme d’une transaction immobilière est déterminée par la loi de la partie contractante sur le territoire de laquelle le bien immobilier est situé.
Le droit de l’Union Européenne
Bruxelles I bis
Le règlement n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte) (Bruxelles I bis) s’applique en matière civile et commerciale.
L’article 24, point 1, du règlement Bruxelles I bis prévoit une compétence exclusive pour les juridictions de l’État membre où l’immeuble est situé en matière de droits réels immobiliers.
En même temps, ce règlement exclut expressément du domaine de son application l’état et la capacité des personnes physiques.
Bruxelles II ter
Le règlement Bruxelles II ter, officiellement le règlement (UE) 2019/1111 du Conseil du 25 juin 2019, est entré en application le 1er août 2022
Ce règlement s’applique à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale.
En matière de responsabilité parentale, plusieurs considérants visent à présenter les motifs, objectifs et le contexte notamment de la réglementation relative aux bien de l’enfant. En principe, les considérants n’ont pas de valeur juridique contraignante autonome.
Le considérant n°10 au règlement indique que :
« En ce qui concerne les biens de l’enfant, le présent règlement ne devrait s’appliquer qu’aux mesures de protection de l’enfant, c’est-à-dire à la désignation et aux fonctions d’une personne ou d’un organisme chargé de gérer les biens de l’enfant, de le représenter et de l’assister et aux mesures relatives à l’administration, à la conservation ou à la disposition des biens de l’enfant.
Dans ce contexte et à titre d’exemple, le présent règlement devrait s’appliquer aux cas dans lesquels l’objet de la procédure est la désignation d’une personne ou d’un organisme chargé d’administrer les biens de l’enfant.
Les mesures relatives aux biens de l’enfant qui ne concernent pas la protection de l’enfant devraient continuer à être régies par le règlement (UE) n o 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil (Bruxelles I bis ). Toutefois, il devrait être possible que les dispositions du présent règlement relatives à la compétence pour connaître de questions incidentes puissent s’appliquer à ces cas. »
Le considérant n°19 précise que les règles de compétence en matière de responsabilité parentale sont conçues en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant et devraient être appliquées dans le respect dudit intérêt.
Le considérant n°20 du règlement explique le choix du critère principal de rattachement de compétence, à savoir la résidence habituelle de l’enfant, en raison du principe de proximité :
« Pour sauvegarder l’intérêt supérieur de l’enfant, la compétence devrait en premier lieu être déterminée en fonction du critère de proximité. Ce sont donc les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant a sa résidence habituelle qui devraient être compétentes, sauf dans certaines situations prévues dans le présent règlement, par exemple en cas de changement de résidence de l’enfant ou à la suite d’un accord conclu entre les titulaires de la responsabilité parentale. »
Ce principe a été retenu dans l’article 7 du règlement qui instaure cette fois-ci une règle normative qui précise que :
« 1. Les juridictions d’un État membre sont compétentes en matière de responsabilité parentale à l’égard d’un enfant qui réside habituellement dans cet État membre au moment où la juridiction est saisie.
2. Le paragraphe 1 du présent article s’applique sous réserve des articles 8 à 10. »
Le droit national : le droit bulgare
En vertu de l’article 18 du Zakon za zadalzheniata i dogovorite (loi relative aux obligations et aux contrats), les contrats de transfert de propriété ou établissant d’autres droits réels concernant des biens immobiliers sont passés par acte notarié.
Conformément à l’article 130, paragraphe 3, du Semeen kodeks (code de la famille), les actes de disposition ayant notamment pour objet des biens immobiliers appartenant à un enfant ne peuvent être effectués qu’avec l’autorisation du Rayonen sad (tribunal d’arrondissement) dans le ressort duquel cet enfant a son adresse actuelle, à condition que l’acte de disposition ne soit pas contraire à l’intérêt de celui-ci.
Faits et procédure
Comme il a été dit en préambule, les deux enfants mineurs de nationalité russe, dont la résidence habituelle est en Allemagne, héritent de droits dans trois biens immobiliers situés en Bulgarie après le décès de leur père.
En 2023, le Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia, Bulgarie) est saisi d’une demande d’autorisation de vendre ces parts.
Conformément à l’article 130, paragraphe 3, du code de la famille, une vente de biens immobiliers appartenant à un enfant doit, au regard de l’intérêt de celui-ci, être autorisée par le Rayonen sad (tribunal d’arrondissement) territorialement compétent, avant de pouvoir être actée par notaire en vertu de l’article 18 de la loi relative aux obligations et aux contrats.
La juridiction de renvoi se demande si les juridictions bulgares sont compétentes dans une telle situation.
Questions préjudicielles
Dans ces conditions, le Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia) décide de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice de l’Union Européenne les questions préjudicielles suivantes :
Les points à trancher dans le cadre de procédures de juridiction gracieuse tendant à l’octroi d’une autorisation judiciaire pour un acte de disposition – par exemple une vente – concernant des biens immobiliers, appartenant à un enfant mineur relèvent-ils du règlement Bruxelles II ter ?
Quel règlement détermine la compétence internationale d’une juridiction d’un État membre de l’Union dans le cadre de procédures de juridiction gracieuse tendant à l’octroi d’une autorisation judiciaire pour un acte de disposition – par exemple une vente – de biens immobiliers ou de parts théoriques de biens immobiliers appartenant à un enfant mineur ?
Un traité international bilatéral entre un État membre (la République de Bulgarie) et un pays tiers (l’Union soviétique, ou la Fédération de Russie), conclu avant l’adhésion de l’État membre à l’Union européenne, déroge-t-il aux dispositions du règlement Bruxelles II ter relatives à la compétence internationale en matière de responsabilité parentale, lorsque ce traité international n’est pas cité au chapitre VIII de ce] règlement […] ?
Apport de la CJUE
Questions préjudicielles n°1 et 2
Exclusion du règlement Bruxelles I bis
La Cour de justice rappelle que le règlement Bruxelles I bis exclut de son champ d’application l’état et la capacité des personnes physiques (cf. les développements ci-avant).
Or, elle considère que l’autorisation judiciaire visée est une mesure liée à l’état et à la capacité de l’enfant mineur. La nécessité d’obtenir cette autorisation est une mesure de protection de l’enfant liée à l’administration, à la conservation ou à la disposition de ses biens dans le cadre de l’exercice de la responsabilité parentale.
Juridiction compétente
Compte tenu de ces éléments et du considérant 10 du règlement Bruxelles II ter, l’autorisation judiciaire visée relève du champ d’application de ce règlement, à l’exclusion du règlement Bruxelles I bis.
Ce sont donc les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant réside habituellement au moment où la juridiction est saisie qui sont, en principe, compétentes pour délivrer une telle autorisation (article 7 du règlement Bruxelles II ter).
La réponse de la CJUE est ainsi libellée :
Le règlement Bruxelles II ter doit être interprété en ce sens que l’autorisation judiciaire, sollicitée pour le compte d’un enfant mineur résidant habituellement dans un État membre, de vendre les parts que cet enfant détient dans des biens immobiliers situés dans un autre État membre relève de la matière de la responsabilité parentale, au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de ce règlement, en ce que celle-ci concerne les mesures de protection visées au paragraphe 2, sous e), de cet article, de sorte que, en vertu de l’article 7, paragraphe 1, dudit règlement, ce sont les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant réside habituellement au moment où la juridiction est saisie qui sont, en principe, compétentes pour délivrer une telle autorisation.
En l’espèce, les deux enfants mineurs résident en Allemagne. Il reviendra ainsi, en principe, au juge allemand de délivrer cette autorisation.
Question préjudicielle n°3
La juridiction de renvoi souhaite savoir si un traité bilatéral conclu entre un État membre et un État tiers avant l’adhésion de cet État membre à l’Union peut déroger aux dispositions du règlement Bruxelles II ter alors même qu’il n’est pas mentionné dans le chapitre VIII de ce règlement.
Pluralité de fors potentiellement compétents
Autorités bulgares
La juridiction de renvoi expose d’une part, qu’il ressort de la jurisprudence nationale bulgare que, en vertu de dispositions de droit interne ainsi que de l’article 30, paragraphe 2, dudit traité, les juridictions bulgares se déclarent compétentes, en tant que juridiction de l’État sur le territoire duquel le bien immobilier est situé, pour donner l’autorisation prévue à l’article 130, paragraphe 3, du code de la famille.
Autorités russes
D’autre part, il découlerait de l’article 25, paragraphe 6, du traité russo-bulgare que, compte tenu de la résidence habituelle de l’enfant mineur dans un État qui n’est pas une partie contractante au traité russo-bulgare (l’Allemagne), les organes judiciaires du pays dont l’enfant est ressortissant, pourraient également, être compétentes en vertu de cette disposition du traité pour délivrer l’autorisation sollicitée.
Autorités allemandes
Ainsi qu’il a été indiqué ci-avant, les autorités allemandes sont compétentes pour délivrer une telle autorisation dans la mesure où les enfants résident habituellement en Allemagne (article 7 du règlement Bruxelles II ter).
Réponse dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
Vérification d’une éventuelle incompatibilité
L’article 351 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) dispose que les droits et obligations résultant de conventions conclues antérieurement à la date de leur adhésion, ne sont pas affectés par les dispositions des traités.
Le deuxième alinéa de cet article précise que, dans la mesure où de telles conventions ne sont pas compatibles avec les traités, le ou les États membres en cause recourent à tous les moyens appropriés pour éliminer les incompatibilités constatées.
Selon la jurisprudence de la CJUE, il incombe aux juridictions des États membres de vérifier si une éventuelle incompatibilité entre le droit de l’Union et une convention internationale visée à l’article 351 TFUE peut être évitée en donnant à celle-ci, dans toute la mesure du possible et dans le respect du droit international, une interprétation conforme au droit de l’Union.
Autorisation de l’application de traité bilatéral et sa condition
À défaut de pouvoir procéder à une interprétation conforme de la convention, les États membres sont, en vertu de l’article 351 du TFUE, tenus de prendre les mesures nécessaires en vue d’éliminer l’incompatibilité entre cette convention et le droit de l’Union.
Toutefois, dans l’attente d’une telle élimination, l’article 351, premier alinéa, TFUE, les autorise à continuer d’appliquer ladite convention (arrêt du 22 octobre 2020, Ferrari, C-720/18 et C-721/18, EU:C:2020:854, points 68 et 69).
Sous réserve qu’un État tiers partie à un tel traité tire de celui-ci des droits dont il peut exiger le respect par l’État membre en question, l’article 351 TFUE permet à cet État membre d’appliquer les règles de ce traité même si celles-ci sont, faute de pouvoir être interprétées de manière conforme avec le droit de l’Union, incompatibles avec ce dernier.
Mesures de vérification imposées aux autorités bulgares
Il appartiendra à la juridiction de renvoi de vérifier si le traité russo-bulgare conclu par la République de Bulgarie avant son adhésion à l’Union contient des règles dont la Fédération de Russie peut exiger le respect par cet État membre.
Si tel devait être le cas, il appartiendrait, en deuxième lieu, à la juridiction de renvoi de vérifier si le traité russo-bulgare est incompatible avec le règlement Bruxelles II ter en ce que ces deux instruments juridiques ne prévoient pas le même for compétent.
Si la juridiction de renvoi devait considérer que, dans l’affaire au principal, le traité russo-bulgare est incompatible avec le règlement Bruxelles II ter en ce qu’il confère la compétence à des juridictions différentes, elle devra rechercher si cette incompatibilité peut être évitée au moyen d’une interprétation conforme de ce traité avec ledit règlement.
Dans la négative et si elle n’est pas habilitée à éliminer elle-même cette incompatibilité, la juridiction de renvoi pourra, en quatrième lieu, appliquer les règles dudit traité et ignorer celles du règlement Bruxelles II ter.
La réponse de la CJUE est ainsi formulée :
Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient de répondre à la troisième question que l’article 351 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il régit les relations d’un traité conclu entre un État membre et un ou plusieurs États tiers avant la date de l’adhésion de cet État membre à l’Union avec le règlement Bruxelles II ter dès lors que ce traité, tout en n’étant pas mentionné dans le chapitre VIII de ce règlement, confère des droits dont un État tiers partie audit traité peut exiger le respect par l’État membre concerné.En cas d’incompatibilité entre un tel traité et le règlement Bruxelles II ter, qui ne peut être évitée par une juridiction de cet État membre dans le cadre d’une procédure pendante devant elle relevant d’une matière régie à la fois par ce traité et par ce règlement, cette juridiction peut appliquer les règles dudit traité au détriment de celles établies par ledit règlement, aussi longtemps que les mesures nécessaires pour éliminer cette incompatibilité n’ont pas pris
effet, étant précisé que ledit État membre doit recourir à tous les moyens appropriés aux fins de l’adoption et de la mise en œuvre de telles mesures.
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