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Droit du patrimoine

Revirement de jurisprudence sur la reprise des actes conclus par une société en formation

Cass. com., 29 nov. 2023, n°22-18.295, FS-BR

Patrimoine - Fiscalité

Enseignement de l'arrêt

  • L’exigence selon laquelle l’acte doit mentionner qu’il est « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation, ne résulte pas explicitement des textes.
  • Le juge a le pouvoir d’apprécier souverainement si la commune intention des parties n’était pas que l’acte fût conclu au nom ou pour le compte de la société en formation, afin de reprendre les engagements souscrits.

Rappel du contexte légal

Une société en formation peut dans certains cas reprendre les actes et engagements conclus pendant la période de formation de la société par ses futurs associés.

Les actes accomplis peuvent être repris selon l’une des trois modalités suivantes : 

  • Possibilité de reprendre les actes conclus avant la signature des statuts : nécessité d’annexer aux statuts l’état des actes accomplis pour la société en formation en indiquant pour chacun des actes les obligations qui en résultent.
  • Possibilité de reprendre les actes conclus entre la signature des statuts et l’immatriculation de la société : nécessité d’un mandat de prendre des engagements pour le compte de la société.
  • Possibilité de ratification après l’immatriculation de la société : en l’absence de mandat ou de mention dans l’état annexé aux statuts, nécessité d’une décision spéciale et non implicite de l’assemblée générale des associés pour reprendre les actes accomplis avant l’immatriculation de la société. La décision est prise, sauf clause contraire des statuts, à la majorité des associés.

L’article L. 210-6 alinéa 1er du Code de commerce dispose que « les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés ». L’alinéa 2 du même article poursuit en indiquant que « les personnes qui ont agi au nom d’une société en formation avant qu’elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits. Ces engagements sont alors réputés avoir été souscrits dès l’origine par la société ».

L’article R210-6 du Code de commerce dispose :

« Lors de la constitution d’une société par actions sans offre au public, ou par la voie d’une offre au public mentionnée au 1° ou au 2° de l’article L. 411-2 du code monétaire et financier ou à l’article L. 411-2-1 du même code, l’état des actes accomplis pour le compte de la société en formation, avec l’indication, pour chacun d’eux, de l’engagement qui en résulterait pour la société, est tenu à la disposition des actionnaires dans les conditions prévues à l’article R. 225-14.

Cet état est annexé aux statuts, dont la signature emporte reprise des engagements par la société, lorsque celle-ci a été immatriculée au registre du commerce.


En outre, les actionnaires peuvent, dans les statuts, ou par acte séparé, donner mandat à l’un ou plusieurs d’entre eux de prendre des engagements pour le compte de la société. Sous réserve qu’ils soient déterminés et que leurs modalités soient précisées par le mandat, l’immatriculation de la société au registre du commerce et des sociétés emporte reprise de ces engagements par la société ».

La jurisprudence pose depuis longtemps une exigence selon laquelle l’acte ne peut être repris par la société après son immatriculation que s’il est mentionné, expressément et à peine de nullité, que cet acte est passé « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation (en ce sens Cass, Com, 22 mai 2001, 98-19.742 et Cass, Com, 11 juin 2013, 11-27.356). 

En parallèle, sont nuls les actes conclus « par » la société en formation elle-même, même s’il ressort des mentions de l’acte ou des circonstances que les parties avaient l’intention que l’acte soit accompli « au nom » ou « pour le compte » de la société (en ce sens Cass, 3e Civ, 5 octobre 2011, 09-72.855). 

Cependant, la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence sur ce point par trois arrêts en date du 29 novembre 2023.

Apport de l’arrêt

Rappel des faits et de la procédure

Les faits et la procédure de l’arrêt n° 22-18.295

Les faits

Le 28 avril 2016, une femme conclut un bail commercial avec une SAS en cours de formation. La SAS est immatriculée le 15 juin 2016, et le 16 février 2021, la SAS est mise en liquidation judiciaire. La femme estime alors que le bail conclu avec la SAS était entaché de nullité.

La procédure en appel

La Cour d’appel de Paris rejette la demande d’annulation et retient que la SAS avait conclu le contrat en spécifiant expressément qu’elle était en formation et que, par décision expresse des associés (signature des statuts), ils avaient entendu reprendre les actes passés et notamment le contrat litigieux. Cette reprise des actes mentionnés dans les statuts est automatique à condition que les statuts soient signés et que la société soit immatriculée, ce qui est le cas en l’espèce de la SAS.

Les faits et la procédure de l’arrêt n° 22-21.623

Les faits

Par un acte sous seing privé des 10 et 11 septembre 2018, prorogé par un avenant du 24 septembre 2018, un homme consent à une EURL « représentée par son gérant » une promesse de cession de parts d’une société exploitant une résidence hôtelière implantée en Polynésie. L’acte de cession n’ayant pas été signé, l’EURL, après avoir vainement mis en demeure le promettant de s’exécuter, décide de saisir le tribunal afin d’obtenir l’exécution forcée de la promesse de cession de parts.

La procédure en appel

La Cour d’appel de Papeete constate que l’acte des 10 et 11 septembre 2018 est signé par la personne ayant la qualité de gérant de l’EURL en cours d’immatriculation et qu’il résulte des correspondances produites, dont la teneur n’est pas contestée, que le promettant avait été clairement informé avant la signature de l’acte et de l’avenant, que la personne désignée comme gérant agissait pour le compte d’une société en formation. 

La Cour juge donc que la commune intention des parties était que l’acte soit conclu au nom ou pour le compte de la société en formation, afin que cette société puisse ensuite décider après acquisition de la personnalité juridique de reprendre les engagements souscrits. 

Les faits et la procédure de l’arrêt n° 22-12.865

Les faits

Un couple consent, par acte notarié du 21 janvier 2019, un bail commercial à une société en formation. L’acte indique que la société « est en cours d’identification au SIREN » et que « la présente opération est réalisée au nom et pour le compte de la société en formation dans le cadre des dispositions des articles L. 210-1 à L. 210-9 du Code de commerce et de celles du décret n° 67-236 du 23 mars 1967 ». Il précise que « la société était représentée à l’acte par ses seuls futurs associés ». Le 18 juillet 2019, la société est immatriculée avec pour associés deux sociétés. Les relations entre les gérants de ces deux sociétés se dégradent et l’annulation du bail commercial est demandée. 

La procédure en appel

La Cour d’appel de Dijon décide d’annuler le bail commercial et retient que le contrat avait été signé par les représentants de la société, et non pas au nom de la société en formation, alors même que la société n’était pas encore constituée.

Solution de la Cour de cassation

Explication de la jurisprudence

La Cour de cassation explique d’abord que la jurisprudence sur la reprise des actes conclus par une société en formation repose « sur le caractère dérogatoire du système instauré par la loi, lequel permet de réputer conclus par une société des actes juridiques passés avant son immatriculation ». Cette jurisprudence vise à assurer une certaine sécurité juridique puisque la présence d’une mention expresse selon laquelle l’acte est accompli soit « au nom » soit « pour le compte » d’une société en formation permet de protéger, d’une part, le tiers cocontractant, en l’informant de la possibilité d’une substitution de débiteur à l’avenir en cas de reprise de l’acte, et d’autre part, la personne qui accomplit l’acte « au nom » ou « pour le compte » de la société, en lui faisant prendre conscience qu’elle s’engage personnellement et qu’elle restera tenue si la société ne reprend pas les engagements souscrits. 

La Cour de cassation ajoute ensuite que cette solution a habituellement pour conséquence que l’acte non expressément souscrit « au nom » ou « pour le compte » d’une société en formation est nul et que ni la société ni la personne ayant entendu agir pour son compte n’auront à répondre de son exécution, à la différence d’un acte valable, mais non repris par la société, qui engage les personnes ayant agi « au nom » ou « pour son compte ». Cette solution « s’avère ainsi produire des effets indésirables en étant parfois utilisée par des parties souhaitant se soustraire à leurs engagements, et a paradoxalement pour conséquence de fragiliser les entreprises lors de leur démarrage sous forme sociale au lieu de les protéger, sans toujours apporter une protection adéquate aux tiers cocontractants, qui, en cas d’annulation de l’acte, se trouvent dépourvus de tout débiteur ».

La Cour de cassation constate enfin que cette exigence selon laquelle l’acte doit, expressément et à peine de nullité, mentionner qu’il est passé « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation, ne résulte pas explicitement des textes régissant le sort des actes passés au cours de la période de formation.

Revirement de jurisprudence

La Cour de cassation opère alors un revirement de jurisprudence et décide qu’il est désormais possible de reconnaître au juge le pouvoir d’apprécier souverainement, par un examen de l’ensemble des circonstances, tant intrinsèques à l’acte qu’extrinsèques, si la commune intention des parties n’était pas que l’acte fût conclu au nom ou pour le compte de la société en formation et que cette société puisse ensuite, après avoir acquis la personnalité juridique, décider de reprendre les engagements souscrits.