Jurisprudences
Régime de la preuve en présence de retrait d’espèces litigieux et d’un mandat
Cass. civ. 1ere, 11 déc. 2024, n°22-22.930
Liquidation et partage de successions
Enseignement de l'arrêt
En présence d’une procuration sur les comptes bancaires au bénéfice de l’un des héritiers, et en cas de retraits litigieux et importants réalisés avant le décès, il appartient aux co-héritiers qui demandent le rapport de prouver que les retraits ont bien été réalisés par le bénéficiaire de la procuration.
Rappel du contexte
Le rapport successoral
L’article 843 du code civil pose le principe du rapport des donations.
« Tout héritier, même ayant accepté à concurrence de l’actif, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement ; il ne peut retenir les dons à lui faits par le défunt, à moins qu’ils ne lui aient été faits expressément hors part successorale.
Les legs faits à un héritier sont réputés faits hors part successorale, à moins que le testateur n’ait exprimé la volonté contraire, auquel cas le légataire ne peut réclamer son legs qu’en moins prenant. »
Dès lors qu’un héritier reçoit du vivant du de cujus une donation, il doit rapporter les sommes reçues à l’occasion du règlement de la succession, à la condition que cette dernière n’ait pas été faite expressément hors part successorale.
Ainsi, ces sommes intègrent la masse successorale partageable, et viennent ensuite en déduction de la part à attribuer à l’héritier dans le cadre du partage.
Cette opération a pour objectif de rétablir l’égalité entre les héritiers lorsqu’elle a été voulue par le défunt.
La charge de la preuve
Le Code civil prévoit les modes de preuve et les règles applicables dans ces cas.
A ce titre, l’article 1353 du Code civil reprend les dispositions de l’ancien article 1315 du même code.
« Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver.
Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. »
Ainsi, cette disposition fixe la charge de la preuve : il appartient à celui qui forme une demande d’amener la preuve des éléments la fondant.
A défaut de preuve, il ne peut être fait droit à la demande.
L’obligation pour le mandataire de rendre compte de sa gestion
Le code civil définit le mandat en son article 1984.
« Le mandat ou procuration est un acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant et en son nom.
Le contrat ne se forme que par l’acceptation du mandataire. »
Le code civil prévoit un certain nombre d’obligations incombant au mandataire, afin d’encadrer ses pouvoirs et son action.
« Tout mandataire est tenu de rendre compte de sa gestion, et de faire raison au mandant de tout ce qu’il a reçu en vertu de sa procuration, quand même ce qu’il aurait reçu n’eût point été dû au mandant. »
Celui qui agit (le mandataire) au nom et pour le compte d’une personne (le mandant) doit donc rendre compte de son action. En l’absence de compte établi par le mandataire, une action en reddition de comptes est ouverte au mandant ou à ses ayants-droits.
Apport de l’arrêt
Rappel des faits
Une femme est décédée le 5 décembre 2014, laissant pour lui succéder ses deux filles et son fils. Par testament authentique en date du 17 juillet 2012, elle institue ses deux petits-fils légataires à titre universel d’une quote-part de quotité disponible.
Une de ses filles détenait une procuration sur les comptes bancaires de sa mère avant son décès.
À la suite du décès de leur mère, l’une de ses filles et son fils assignent leur sœur et ses enfants, ainsi que les légataires universels en ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession. Par un arrêt en date du 26 octobre 2022, la Cour d’appel de Paris a notamment jugé que l’une des filles du de cujus était tenu de rapporter à la masse successorale la somme de 81.370 €. En effet, elle a jugé que cette dernière, détenant une procuration sur les comptes de sa mère, avait effectué des retraits d’espèce à hauteur de cette somme dans son seul intérêt, et qu’elle est donc à ce titre, tenue de rapporter cette somme à la succession.
La fille du de cujus, ainsi que la petite-fille, forment un pourvoi en cassation.
Elles estiment que la Cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1993 et 1315 du Code civil en jugeant qu’il appartenait au mandataire de justifier de l’utilisation des fonds du mandat, alors qu’il appartient préalablement à celui qui impute un détournement au mandataire de prouver que ce dernier a disposé des fonds reçus ou prélevés du mandant. Elles soulèvent que le rapport aurait été ordonné aux seuls prétextes que l’héritière avait été titulaire d’une procuration bancaire, et que le de cujus n’aurait pas été en mesure de retirer toutes les sommes litigieuses, sans constater préalablement que c’est bien l’héritière qui avait effectué les retraits, ce qu’elle contestait.
La Cour de cassation doit donc répondre à la question suivante : le rapport de sommes d’argent peut-il être ordonné au seul motif qu’une des héritières avait procuration sur les comptes du de cujus avant son décès, et que des retraits ne pouvaient être effectués par la titulaire du compte ?
Position de la Cour de cassation
Par un arrêt du 11 décembre 2024, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.
Elle rend sa décision au visa des article 1315 alinéa 1er, devenu article 1353, et 1993 du code civil.
Elle rappelle qu’en vertu de l’article 1315 alinéa 1er, devenu 1353 du code civil, celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver et que l’article 1993 du code civil fait peser au mandataire l’obligation de rendre compte de sa gestion et de faire reddition de tout ce qu’il a reçu en vertu de sa procuration.
En conséquence, la Cour de cassation indique qu’il résulte de ces textes qu’il incombe normalement au mandataire titulaire d’une procuration sur les comptes bancaires d’un mandant de justifier de l’utilisation des fonds qu’il a reçus ou prélevés.
La Cour de cassation rappelle ensuite factuellement que la Cour d’appel, pour ordonner le rapport à la masse successorale par l’héritière, de la somme de 81.370€ au titre des retraits d’espèces, relève que sur les neufs retraits effectués au guichet d’agences bancaires pour un montant total de 37.930 €, cette dernière, ainsi que sa fille, ne justifient que de deux retraits effectués par la de cujus pour un montant total de 11.000 €.
Ensuite, la Cour de cassation relève que les autres retraits effectués par carte bancaires n’ont pu être effectués par le de cujus à une période où elle était hospitalisée et avait une mobilité réduite.
Enfin, elle relève que l’héritière détenant une procuration échoue à démontrer l’utilisation des fonds au profit de sa mère, déduction faite des dépenses estimées pour les besoins de la défunte, alors que le total des sommes retirées au guichet ou par carte bancaire est sans mesure avec les besoins de celle-ci qui utilisait peu sa carte bancaire avant son arrivée en région parisienne.
La Cour de cassation juge qu’en décidant ainsi, sans constater que les retraits litigieux avaient été effectués par l’héritière, ce qu’elle contestait, la Cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision.
La Cour de cassation rappelle ici les règles de preuves applicables en cas de demande de rapport de sommes perçues par un mandataire héritier. S’il convient à ce dernier de justifier de l’utilisation des fonds reçus ou prélevés, il appartient tout d’abord à celui qui demande le rapport de somme au motif qu’ils ont été utilisés personnellement par le mandataire dans son intérêt et non pas au bénéfice du mandant, de prouver que les retraits ont bien été effectués par le mandataire.
Dans le cadre de retrait de somme d’argent avec une carte bancaire, une telle preuve peut être difficile à rapporter, dans la mesure où une telle opération nécessite simplement la détention de la carte bancaire, et qu’aucun élément ne permet d’attester de la personne à l’origine du retrait.