Jurisprudences
Divorce - Disparition du devoir conjugal à l’origine du divorce pour faute
AFFAIRE H.W. c. FRANCE (Requête no 13805/21)
Droit international privé de la famille
Enseignement de l'arrêt
Le consentement au mariage n’emporte pas un consentement aux relations sexuelles futures.
Rappel du contexte juridique
Cadre légal et conventionnel
Divorce pour faute
Les articles 212 et 215 du code civil établissent les devoirs des époux.
Article 212 : « Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance. »
Article 215 : « Les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie. »
Selon une interprétation constante de l’article 215 du code civil, les époux s’obligent mutuellement à une « communauté de vie », laquelle était généralement comprise comme impliquant une « communauté de lit ».
Un manquement à ce devoir était susceptible de constituer une faute, cause de divorce aux termes de l’article 242 du code civil, à condition d’être qualifié de « manquement grave ou renouvelé aux obligations du mariage ».
Article 242 du code civil : « Le divorce peut être demandé par l’un des époux lorsque des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune. »
Il appartient aux juges du fond d’apprécier si les faits sont imputables à l’époux concerné et s’ils sont constitutifs d’une « violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage » rendant « intolérable le maintien de la vie commune ».
Respect de la vie privée
L’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme établit de la façon suivante le droit au respect de la vie privée et familiale :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Selon la CEDH, la notion de « vie privée », au sens de l’article 8 de la Convention, est un concept large qui recouvre notamment la vie sexuelle. Le droit au respect de la vie privée doit ainsi être compris comme garantissant la liberté sexuelle.
L’énumération des exceptions au droit au respect de la vie privée qui figure dans le second paragraphe de l’article 8 est exhaustive et la définition de ces exceptions est restrictive. Pour être justifiée, une ingérence dans le droit à la vie privée doit poursuivre l’un des buts mentionnés à l’art. 8 : sécurité nationale, sûreté publique, bien-être économique du pays, défense de l’ordre et prévention des infractions pénales, protection de la santé ou de la morale ou encore protection des droits et libertés d’autrui.
Cadre jurisprudentiel
Depuis 1984, la Cour de cassation sanctionne le viol entre époux (Cass., crim., 17 juillet 1984, pourvoi n° 84-91.288, Bull. crim. no 260). En outre, le droit pénal français incrimine désormais expressément le fait d’imposer une relation sexuelle à son conjoint (article 222-22 du code pénal).
Pourtant, en parallèle, selon une jurisprudence ancienne mais constante, les époux sont tenus à un « devoir conjugal » – c’est-à-dire à une obligation d’entretenir des relations sexuelles – dont l’inexécution peut justifier le divorce (Cass., 2e civ., 8 octobre 1964, Bull. civ. II n°599, 12 novembre 1965, Bull. civ. II n°879).
La Cour de cassation statue, dans ce dernier arrêt de 1997, qu’une Cour d’appel a pu, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation des preuves, considérer que « l’abstention prolongée de relations intimes imputées à l’épouse » était constitutive d’une faute justifiant de prononcer le divorce à ses torts exclusifs dès lors qu’elle « n’était pas justifiée par des raisons médicales suffisantes ».
Si la Cour de cassation ne réaffirme plus cette jurisprudence depuis lors, elle est encore malheureusement régulièrement appliquée par les juridictions de première instance et d’appel.
Cadre factuel : analyse des données
Des études portant sur le contentieux judiciaire lié à des allégations de manquements au devoir conjugal ont été publiées en 1985, en 2004 et en 2023. Les décisions recensées par la doctrine sont, pour la plupart, rendues par des juridictions de première instance ou d’appel.
Les auteurs de ces études constatent que l’attrait des plaideurs pour de telles demandes décline de façon continue et, corrélativement, que les magistrats sont de plus en plus réticents à prononcer le divorce sur ce seul fondement.
Ils attestent toutefois de la persistance de ce contentieux et remarquent que les demandes en divorce reposant sur des allégations de manquement au devoir conjugal sont majoritairement présentées par des hommes, le plus souvent à titre reconventionnel.
Apport de l’arrêt de la Cour de cassation
Rappel des faits et de la procédure en droit interne
Les époux se marient en 1984. Quatre enfants naissent de cette union.
Procédure en première instance
Le 17 avril 2012, l’épouse dépose une requête en divorce.
Par une ordonnance de non-conciliation du 29 janvier 2013, le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Versailles autorise les époux à introduire l’instance en divorce et prononce des mesures provisoires.
Le 9 juillet 2015, l’épouse assigne son époux en divorce pour faute. Elle fait valoir que son conjoint a privilégié sa carrière professionnelle au détriment de leur vie familiale et qu’il s’est montré irascible, violent et blessant.
L’époux demande, à titre reconventionnel, que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de son épouse arguant que celle-ci s’est soustraite au devoir conjugal pendant plusieurs années et qu’elle a manqué au devoir de respect mutuel entre époux en proférant des accusations calomnieuses à son égard. Subsidiairement, il demanda le divorce pour altération définitive du lien conjugal.
Par jugement du 13 juillet 2018, le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Versailles estime qu’aucun des griefs allégués par les époux n’est étayé et que le divorce ne peut pas être prononcé pour faute.
S’agissant en particulier du manquement allégué au devoir conjugal, il considère que les problèmes de santé de l’épouse sont de nature à justifier l’absence durable de sexualité au sein du couple.
Il prononce le divorce pour altération définitive du lien conjugal après avoir relevé que la communauté de vie entre les époux avait cessé depuis plus de deux ans à la date de l’assignation en divorce.
L’épouse interjette appel.
Procédure en appel et en cassation
Par un arrêt du 7 novembre 2019, la cour d’appel de Versailles prononce le divorce aux torts exclusifs de l’épouse par les motifs suivants :
« Considérant que [H.W.] a reconnu elle-même dans la main courante qu’elle a effectuée le 9 mai 2014 au commissariat de Versailles avoir cessé toute relation intime avec son mari depuis 2004 ;
Considérant que [H.W.] justifie cette situation par son état de santé, invoquant notamment un accident grave dans le métro reconnu accident de service le 29 décembre 2005 lui laissant de nombreuses séquelles et l’ayant immobilisée près d’une année, puis une opération en 2009 pour une hernie discale paralysante ; (…) elle établit également avoir présenté un syndrome polymorphe persistant à tiques (maladie de Lyme chronique – pièce 251) traité par un une antibiothérapie au long cours depuis octobre 2016 ;
Considérant toutefois que de tels éléments médicaux ne peuvent excuser le refus continu opposé par l’épouse à partir de 2004 à des relations intimes avec son mari, et ce pendant une durée aussi longue, alors même que dans le cadre de [la] main courante précitée, [H.W.] relate les sollicitations répétées de son époux à ce sujet et les disputes générées par cette situation ;
Considérant que ces faits, établis par l’aveu de l’épouse, constituent une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune ;
Considérant que seule la demande en divorce de [J.C.] étant justifiée par des preuves suffisantes, le divorce sera prononcé aux torts exclusifs de l’épouse et le jugement infirmé de ce chef ; ».
L’épouse forme un pourvoi en cassation.
Par une décision non spécialement motivée du 17 septembre 2020, la Cour de cassation rejette le pourvoi de la requérante en estimant que les moyens invoqués n’étaient manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
L’épouse saisit la Cour européenne des droits de l’Homme. Elle se plaint du prononcé du divorce pour faute au motif de sa soustraction au devoir conjugal.
Position de la CEDH
La Cour relève que la requérante ne se plaint pas du divorce en tant que tel – qu’elle demandait également –, mais des motifs pour lesquels il a été prononcé.
Intrusion dans la vie privée
La Cour considère que la réaffirmation du devoir conjugal et le fait d’avoir prononcé le divorce pour faute au motif que la requérante avait cessé toute relation intime avec son époux constituent des ingérences dans son droit au respect de la vie privée, dans sa liberté sexuelle et dans son droit de disposer de son corps.
S’il est vrai que le droit interne dissocie désormais largement les conséquences pécuniaires du divorce des torts éventuels des époux, il n’en demeure pas moins que ces mesures sont particulièrement intrusives, en ce qu’elles touchent à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée de l’individu. En outre, la CEDH ajoute que l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles sont particulièrement stigmatisantes, dans la mesure où le refus opposé par la requérante a été considéré comme une violation « grave et renouvelée » des obligations du mariage rendant « intolérable » le maintien de la vie commune.
Sur l’existence d’une base légale prévisible
La CEDH relève qu’il est exact que la jurisprudence interne française ne considère pas tout refus d’avoir des relations sexuelles comme fautif.
Elle laisse aux juges du fond le soin de déterminer si ce refus suffit à caractériser une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage justifiant le divorce. Elle admet en outre que certaines circonstances telles que l’âge, l’état de santé ou le caractère abusif ou violent du conjoint sont de nature à justifier l’inexécution du devoir conjugal.
La CEDH rappelle cependant que l’exigence de prévisibilité de la loi ne va pas jusqu’à imposer un degré de précision tel que le citoyen puisse être absolument certain des conséquences pouvant découler de son application.
Dès lors, la circonstance que le droit interne confère aux juges du fond le pouvoir d’apprécier si la méconnaissance d’une obligation matrimoniale est, ou non, suffisamment grave pour justifier le divorce n’est pas de nature à remettre en cause sa prévisibilité.
La Cour estime que la jurisprudence en cause était énoncée avec suffisamment de précision pour permettre à la requérante de régler sa conduite, en s’entourant au besoin de conseils éclairés.
Sur la légitimité du but poursuivi
Le Gouvernement indique que les ingérences litigieuses visaient à protéger les droits d’autrui, et plus particulièrement le droit de chacun des époux à mettre fin au lien matrimonial lorsque la poursuite de la vie commune n’est plus possible.
Autrement dit, la sanction de l’inexécution du devoir conjugal offre un moyen d’accéder au divorce et c’est en ce sens qu’elle poursuivrait un but légitime. Cet argument est peu compréhensible puisque les époux disposent d’autres « portes de sortie » afin de mettre fin à leur relation conjugale (notamment, le divorce pour altération définitive du lien conjugal).
Quoiqu’il en soit, en estimant que le droit interne garantit le droit de divorcer et que la désunion a une incidence sur les droits de chacun des époux, la Cour reconnaît que la finalité des ingérences litigieuses, qui renvoient au droit de chacun des époux à mettre fin aux relations matrimoniales, se rattachait à la « protection des droits et libertés d’autrui » au sens de la Convention.
L’ingérence poursuit un but légitime selon la Cour. Mais qu’en est-il du contrôle de la nécessité ?
Sur la nécessité des ingérences
La question est de savoir si les restrictions sont fondées sur des motifs pertinents et suffisants et si elles sont proportionnées aux buts poursuivis
- d’une part, la liberté sexuelle de la requérante,
- d’autre part, le droit de son conjoint d’obtenir qu’il soit mis fin au lien matrimonial s’il estime que l’abstinence sexuelle qui lui est imposée rend son maintien intolérable.
En l’espèce, la CEDH constate que le devoir conjugal, tel qu’il est énoncé dans l’ordre juridique interne ne prend pas en considération le consentement aux relations sexuelles, alors même que celui-ci constitue une limite fondamentale à l’exercice de la liberté sexuelle d’autrui.
À cet égard, la Cour rappelle que tout acte sexuel non consenti est constitutif d’une forme de violence sexuelle.
La Cour constate pourtant que l’obligation litigieuse ne garantit pas le libre consentement aux relations sexuelles au sein du couple. Cette règle de droit a une dimension prescriptive à l’égard des époux, dans la conduite de leur vie sexuelle et n’est pas sans conséquence sur le plan juridique :
- d’une part, le refus de se soumettre au devoir conjugal peut, dans les conditions prévues à l’article 242 du code civil, être considéré comme une faute justifiant le prononcé du divorce, comme ce fût le cas en l’espèce,
- d’autre part, il peut entraîner des conséquences pécuniaires et fonder une action indemnitaire.
La Cour en déduit que l’existence même d’une telle obligation matrimoniale est à la fois contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps et à l’obligation positive de prévention qui pèse sur les États contractants en matière de lutte contre les violences domestiques et sexuelles.
La Cour ne saurait admettre, comme le suggère le Gouvernement, que le consentement au mariage emporte un consentement aux relations sexuelles futures.
Une telle justification serait de nature à ôter au viol conjugal son caractère répréhensible. Or, la Cour juge de longue date que l’idée qu’un mari ne puisse pas être poursuivi pour le viol de sa femme est inacceptable et qu’elle est contraire non seulement à une notion civilisée du mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la Convention dont l’essence même est le respect de la dignité et de la liberté humaines. Aux yeux de la Cour, le consentement doit traduire la libre volonté d’avoir une relation sexuelle déterminée, au moment où elle intervient et en tenant compte de ses circonstances.
La Cour conclut que la réaffirmation du devoir conjugal et le prononcé du divorce aux torts exclusifs de la requérante ne reposaient pas sur des motifs pertinents et suffisants et que les juridictions internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.
La CEDH constate ainsi la violation de l’article 8 de la Convention.
Cet arrêt devrait avoir un impact majeur sur la jurisprudence interne. Les juges du fond sont invités d’ores et déjà à redéfinir l’obligation de communauté de vie pour en extraire le devoir conjugal. Il est désormais établi l’interdiction d’évoquer le refus des relations sexuelles comme une faute à l’origine de la rupture du mariage.